Pour Cécile Vaissié, «au-delà de ces créations et réactivations de réseaux, il y a toujours eu une fascination, en France, pour la Russie». (all-free-photos.com)

Comment le Kremlin tisse sa toile en France

La chercheuse Cécile Vaissié démontre dans son dernier livre, Les réseaux du Kremlin en France, comment le pouvoir russe cherche à accroître son influence dans l’Hexagone. Propagande médiatique, lobbying politique et financement occulte constituent le cœur de ce « soft power », qui vise à séduire aussi bien à gauche qu’à droite. Replaçant les réseaux franco-russes dans une perspective historique, la chercheuse dévoile les motivations cachées du Kremlin.

RFI: Quand on parle des réseaux soviétiques, de quoi parle-t-on exactement ?

Cécile Vaissié : Ces réseaux se sont installés dès les lendemains de la révolution de 1917, alors que la Russie était plongée dans le chaos de la guerre civile. A l’époque déjà, Lénine a envoyé de l’argent en Occident pour financer des agents, avec pour but la préparation de la révolution mondiale. Très vite, le pouvoir soviétique a renoncé à cette dernière, mais il a gardé ses agents et a essayé de cultiver des cercles pro-Kremlin. Les participants de ceux-ci avaient déjà des motivations diverses, beaucoup croyaient en la révolution, d’autres, assez peu semble-t-il, agissaient pour des raisons financières, certains avaient la passion du cinéma soviétique et d’autres la nostalgie de la Russie.

Au cours du XXe siècle, ces réseaux ont soutenu tous les actes inqualifiables commis par les dirigeants soviétiques – l’écrasement de l’insurrection de Budapest en 1956 ou l’intervention des troupes du pacte de Varsovie en 1968 à Prague. Pourquoi la France a-t-elle attendu 1974 et L’Archipel du goulag de Soljenitsyne pour se réveiller ? Parce que les « réseaux du Kremlin » rendaient de nombreux intellectuels complètement aveugles sur la réalité soviétique.

Quelle est la différence entre les réseaux de l’époque de l’URSS et ceux d’aujourd’hui ?

La Russie actuelle ne s’appuie plus sur le Parti communiste et cherche des soutiens essentiellement à l’extrême droite (ce n’est pas pour rien qu’il finance le parti de Marine Le Pen), ainsi que dans la droite dite « républicaine ». On voit bien les revirements très nets qu’il y a eu chez Nicolas Sarkozy. On constate aussi le soutien inconditionnel de Thierry Mariani. Ceci dit, Jean-Luc Mélenchon est de ceux qui approuvent le plus Poutine, et cela s’est remarqué aussi bien pendant l’intervention russe en Syrie que lors de l’assassinat de l’opposant Boris Nemtsov.

Le soft power est bien évidemment utilisé par les autres pays, la Russie n’est pas l’exception. Or, ce qui est marquant quand on vous lit, c’est la présence très forte des services secrets russes en France. N’est-ce justement ce point qui relie hier et aujourd’hui ?

Cela aussi, bien sûr. En théorie, on ne peut, bien évidemment, que souhaiter le développement de réels échanges, culturels, économiques, politiques, entre la France et la Russie. Le problème, c’est que de nombreux Russes, chargés par le Kremlin de développer ces relations franco-russes sont des « anciens » officiers du KGB – et dans ces métiers, il n’y a pas d’ « anciens », a déclaré Vladimir Poutine !

Je citerai juste un cas. Vladimir Yakounine, qui co-préside le Dialogue franco-russe avec Thierry Mariani, une association qui est censée développer des relations d’affaires entre les deux pays et a été créée par les présidents Chirac et Poutine. Yakounine est un ami de Poutine depuis très longtemps et aurait été l’un des responsables de la cellule KGB aux Etats-Unis.

Ces liens avec les services spéciaux se retrouvent même dans cette affaire du financement du FN par la First Czech Russian Bank…

A la tête de cette banque, on trouve un jeune homme de 30 ans, Roman Popov, et son beau-père, Viatcheslav Baboussenko, un officier du KGB. Ce n’est pas étonnant. Le système bancaire russe actuel est apparu à la fin de l’Union Soviétique : les banques qui naissaient alors étaient, pour l’essentiel, montées par les gens du KGB. Pour ouvrir une banque, il faut un capital de départ. Le plus souvent, ce capital venait directement de l’Etat. De fait, d’« anciens » officiers du KGB se retrouvent souvent, bien placés, dans les organigrammes de nombreuses banques russes.

Les neuf millions d’euros de crédit que Marine Le Pen a reçus auprès de cette banque restent pour l’instant l’unique preuve du soutien financier du Kremlin. Pourquoi choisir de financer le FN ?

Je ne connais pas les conditions de ce prêt : s’agit-il vraiment d’un prêt ou est-ce un don déguisé ? Une première chose est claire : ce prêt a tout d’abord été caché, alors que, en théorie, rien n’interdisait au Front National d’emprunter de l’argent dans une banque étrangère. Ce qui est interdit à un parti politique, c’est de recevoir des dons de l’étranger. Le silence suscite des soupçons.

Au moment de l’annexion illégale de la Crimée, un référendum a été organisé, qui ne correspondait en rien aux normes internationales. Les structures européennes et internationales chargées de vérifier la légalité des élections ont donc refusé d’y participer. Qui est venu « observer » ce référendum ? Des membres de l’extrême droite de toute l’Europe (Italie, Hongrie…). Aymeric Chauprade, membre à l’époque du Front National, s’est rendu comme « observateur » en Crimée, officiellement à titre privé. Une entourloupe puisqu’il a immédiatement enchaîné les déclarations dans les médias russes officiels pour expliquer que, selon lui, ce référendum se déroulait d’une manière complètement légale. Suite à cela, le référendum a été approuvé par Marine Le Pen, et Jean-Marie Le Pen a dit que la Crimée était russe et l’avait toujours été. N’y aurait-il pas eu là échanges de services ? De l’argent contre la validation d’un référendum ?

Dans votre livre, vous expliquez que chacun des groupes ciblés en France se réunit autour d’un imaginaire spécifique. Quels sont ces imaginaires ?

Il ne faut surtout pas s’imaginer que les défenseurs du Kremlin sont tous achetés. Des gens soutiennent très sincèrement le Kremlin. Le Kremlin mobilise en effet des imaginaires différents, selon ses interlocuteurs.

Pour la droite (qui va de l’extrême droite à la droite républicaine en passant par les catholiques traditionnels), on a construit l’image d’une Sainte Russie garante des valeurs chrétiennes et familiales. Il suffit pourtant de prendre quelques statistiques pour se rendre compte à quel point cette image est fausse. Il y a davantage de familles nombreuses et d’aide aux familles nombreuses en France qu’en Russie, pour tout un tas de raisons historiques, économiques et sociales. Certains milieux catholiques, choqués par le mariage pour tous (c’est un argument qui a été très utilisé par les médias du Kremlin), ont ainsi cru voir dans la Russie un pays défendant les « valeurs traditionnelles ».

A l’inverse, dans certains cercles d’extrême gauche, les imaginaires soviétiques fonctionnent encore et ils se nourrissent, entre autres, de ce qui se passe dans le Donbass : les imageries soviétiques s’y multiplient, les enfants y défilent comme des petits pionniers, les grands drapeaux rouges ont été ressortis…

Pour séduire toutes ces cibles, trois organisations sont installées ici, en France depuis quelques années. Vous expliquez que ces organisations ont des liens étroits avec l’ambassade russe…

Oui. C’est notamment le cas du Conseil de coordination des Russes de France qui dépend directement de l’ambassade de Russie et se réunit à l’ambassade. Les « Russes de France », également appelés les « compatriotes », sont, bien souvent, des Français. Mais une théorie a été élaborée par le Kremlin : peuvent être considérés comme des « compatriotes » tous ceux qui descendent de personnes ayant eu un passeport russe ou soviétique, et qui ont gardé « un lien » avec la Russie. C’est le cas si vous avez une arrière-grand-mère russe et allez, par exemple, à l’église de la rue Daru.

Ce concept de « compatriote » pourrait sembler folklorique, voire merveilleusement nostalgique, mais il inquiète beaucoup les voisins de la Russie : c’est aussi par la défense des « Russes »/russophones – et il y a là une confusion sciemment créée – que le Kremlin justifie ses interventions en Ukraine. En France, la structure existe, même si elle s’occupe de causes plus inoffensives. Mais c’est aussi grâce à cette mobilisation de la diaspora russe – et d’une partie des descendants de cette diaspora russe ! – que le Kremlin trouve des soutiens dans son action contre l’Ukraine.

Vous avez également le Dialogue franco-russe dont nous parlions tout à l’heure : coprésidé par Monsieur Yakounine et Monsieur Mariani, il est censé favoriser le business. Développer les relations économiques serait certes tout à fait souhaitable si le Kremlin n’avait pas agi comme il l’a fait en Crimée. Or, le Dialogue se montre très actif pour dénoncer les sanctions prises suite à l’annexion illégale de la Crimée par la Russie, et tenter de les faire supprimer. Ainsi, il organise, dans des lieux prestigieux, au Sénat ou à l’Assemblée nationale, de grands colloques contre les sanctions : ce sont des actions d’influence, tout comme les conférences que le Dialogue soutient financièrement, pour améliorer l’image de la Russie, ou les liens qu’il tisse dans des milieux de décideurs.

Enfin, le troisième lieu, l’Institut de la démocratie et de la coopération (IDC), est géré par Natalia Narotchnitskaïa. Elle organise à l’IDC des rencontres où elle fait intervenir des Russes présentant le point de vue du Kremlin et des Français au cœur de ces réseaux du Kremlin : des anciens officiers de l’armée, des hommes politiques pro-Poutine, quelques universitaires octogénaires, quelques jeunes aussi. Là encore, c’est un travail d’influence.

Dans ce travail qui leur permet de toucher des cibles diverses, il y a un instrument très important : les médias.

Chaque pays a envie de présenter une bonne image de lui-même à l’étranger. C’est normal et c’est logique. Mais là, il s’agit d’autre chose. On a ce réseau Sputnik, qui inclut des émissions de radio dans de nombreuses langues et des pages Facebook, là encore dans de nombreuses langues. Sputnik dispose d’un budget énorme et a remplacé la Voix de la Russie, qui poursuivait elle-même les traditions de Radio Moscou – un important média soviétique vers l’étranger : ce sont les mêmes méthodes, souvent les mêmes rédactions qui s’adaptent à internet.

Intéressons-nous au contenu produit. Il y a une partie qui consiste très logiquement à soutenir le Kremlin. Mais vous avez aussi des contenus absolument invraisemblables. Quand la chaîne de télévision d’information continue RT vous explique que Hillary Clinton fait partie des Illuminati parce qu’elle a des petits triangles de temps en temps autour d’elle, on n’est plus dans le journalisme.

Quel est le but poursuivi par le Kremlin ?

Le Kremlin veut développer son influence et, pour cela, il cherche à diviser l’UE, voire, s’il le peut, à la faire exploser. Il part, en effet, du principe qu’il est plus facile, pour lui, de s’adresser individuellement à certains au moins des 28 pays, qu’à un bloc de 28 pays faisant front commun. Et, bien sûr, pour lui, l’interlocuteur principal, ce sont les Etats-Unis, et c’est face à eux qu’il cherche à s’affirmer. Je crois que la raison d’être de ces réseaux est là : il s’agit d’affaiblir l’UE et de la pousser à s’éloigner des Etats-Unis, afin de donner à la Russie une stature accrue face à ceux-ci.

Source:rfi.fr

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